Bonjour Victoire, peux-tu te présenter ?

    Jai 38 ans, je suis mariée, jai un petit garçon de quatre ans et une petite fille de huit mois. Jai changé de vie il y a neuf ans, depuis je travaille dans le théâtre.

     

    Peux-tu nous raconter pourquoi tu as choisi ce domaine ?

    Javais un profil de bonne élève. Après plusieurs écoles privées à Paris, ne sachant pas quoi faire de ma vie, je suis entrée à Dauphine, luniversité de gestion à Paris. Après lunivers du marketing, cest celui des médias qui ma accueillie, sur les conseils de mon frère qui baignait dans les nouvelles technologies. Jai travaillé dans plusieurs agences, dabord Carat à Madrid, puis Havas Digital à Paris où jachetais des espaces publicitaires. Puis je suis passée en régie, pour vendre cette fois-ci des espaces publicitaires, chez Next Radio TV, qui possède notamment BMF TV, BFM Radio, RMC

    Tous les six mois, je me disais que ce n’était pas un métier pour moi. Puis je me raisonnais en me disant que javais de la chance davoir un boulot dans un secteur porteur. Avec du recul, le fait de changer de boîte presque tous les ans aurait pu malerter. Lagardère, où je travaillais pour Doctissimo, a provoqué le déclic : javais 29 ans, j’étais célibataire, sans enfant, sans projet, avec une vie professionnelle qui ne m’épanouissait pas.

    Grâce à des discussions avec ma famille, précisément avec mon frère, je décidai de partir pour Buenos Aires. Selon lui, c’était « Madrid en mieux ». Mon père me mit en relation avec un français producteur de théâtre là-bas. Cela avait du sens car déjà toute petite, jaimais créer des spectacles et écrire des pièces. Jai même pris des cours de théâtre amateur un peu plus tard, c’était mon souffle chaque semaine.

    Jai donc contacté le producteur français à Buenos Aires, qui sappelle Maxime, à qui je dois beaucoup. Je lui ai proposé de venir en stage, sans être rémunérée, et il a accepté. Me voilà partie pour 4 mois en Argentine. Quand je lai annoncé à mon boss, chez Doctissimo, il ma dit que c’était la durée dun congé maternité et que je pouvais prendre un congé sans soldes pour retrouver mon job au retour, ce qui rendait les choses plus faciles.

    Au fond de moi, jattendais que ce stage déclenche plus de choses, que ce ne soit pas quune parenthèse pour revenir 4 mois plus tard dans ma vie davant. Jespérais beaucoup plus mais je ne savais pas quoi, c’était presque une question de survie.

    Jai eu extrêmement peur avant le départ, de grandes angoisses, de grands doutes, limpression de sauter dans le vide, je me demandais ce que je faisais de ma vie. Jai même décalé mon billet davion trois jours avant mon départ. Je suis partie dix jours plus tard, en février 2012, après avoir pris un peu plus de temps pour me projeter et faire un petit moment de pause après larrêt de mon boulot.

    Trois jours après mon arrivée, j’étais au théâtre et je commençais. Jy ai été hyper bien accueillie, les argentins te prennent dans les bras, cest la chaleur, cest louverture. Maxime a été génial, il ma confié plein de tâches administratives, de communication, etc. Le théâtre est réputé à Buenos Aires, il sappelle « Timbre 4 », il est dirigé par le metteur en scène Claudio Tolcachir. Jai eu beaucoup de chance de tomber au bon endroit. Je passais mes journées dans ce théâtre, à regarder toutes les pièces et à être fascinée par le jeu des acteurs.

    Au bout de quelques semaines, une chose a été décisive : cest la venue de France dun metteur en scène du Théâtre du Soleil, Serge Nicolaï, qui était invité à monter un spectacle à Buenos Aires. Serge Nicolaï souhaitait recruter 4 comédiens argentins pour monter « Huit clos » de Jean-Paul Sartre dans notre théâtre. Maxime me demanda de faire la traductrice, ce qui me donna un rôle. J’étais une sorte dassistante du metteur en scène, et je me suis retrouvée totalement intégrée dans ce projet théâtral. C’était incroyable pour moi comme opportunité. Tout me semblait magique, merveilleux. C’était le tout début du déclic, même si je nosais pas me lavouer. 

    Plus les jours avançaient, plus je me disais que ce ne serait pas possible de revenir en arrière. Ce sont de toutes petites étapes, qui faisaient que je renaissais : peindre une chaise pour le décor, faire des échauffements avec l’équipe, accueillir le public, etc. Il y avait un super esprit d’équipe, et le soir de la première, une grande intensité et beaucoup d’émotions.

    Je faisais le parallèle dans ma tête avec mon travail derrière un ordinateur à Paris et je me rendais compte que c’était une chance inouïe, quau moins une fois dans ma vie, jaurais vécu ça.

    On commençait à parler de lavenir. Jai hésité à rester, mais je savais que même si lArgentine était super, ce n’était pas chez moi. Les Argentins mont démontré par A plus B que « pourquoi pas moi », ils ont beaucoup moins de barrières que nous. Chacun fait ce quil veut avec les moyens du bord et tout le monde accueille tout le monde dans ce quil a envie de faire. Il ny a pas de « toi, tu nes pas dans ton domaine ».

    Je suis partie de là avec la niaque, une énergie de dingue qui était revenue en 4 mois. Serge Nicolaï rentrait aussi, et il ma recrutée pour un stage dun mois au Théâtre du Soleil. C’était pour moi une réelle opportunité. Ce théâtre de la Cartoucherie du Bois de Vincennes, créé et dirigé par Ariane Mouchkine, est une excellente formation dans le théâtre « communautaire ». J’étais très stressée par le fait de ne pas y arriver, et en même temps je me disais « il faut y aller ». 

    Ma décision était prise. Jai annoncé à mon ancien boulot que je ne reviendrais pas.

    Au Théâtre du Soleil, il y avait une équipe cinématographique qui était là pour tourner le dernier spectacle : « les Naufragés du Fol espoir ». Les stagiaires sont là pour faire tout et nimporte quoi, notamment la cuisine. La convivialité est très importante là-bas. Je me chargeais de donner un coup de main, en tenant par exemple des branches pour faire de lombre sur scène ou en brossant la fausse neige sur le pantalon des comédiens.

    Le mois daprès, en juillet, avait lieu le Festival dAvignon. Je voulais absolument y aller et jai trouvé une jeune comédienne qui cherchait quelquun pour faire les relations presse (accueil, communication, etc.). Cela a déclenché des rencontres, dont lune fondamentale : Emilie, avec qui je faisais la billetterie. Elle ma présenté beaucoup de monde, et ma notamment expliqué le fonctionnement du milieu du théâtre. 

    En rentrant à Paris, lune de mes amies ma présenté son professeur de théâtre amateur, Christophe, qui faisait aussi partie de la troupe dEdouard Baer. On a évoqué la possibilité dy faire un stage, mais il ne ma pas rappelée.

    Pour moi, c’était une nécessité de faire partie de cette troupe, je ne voyais pas les choses autrement. Le jour du début des répétitions, je déjeunais avec ma belle-mère, qui me convainquit de me rendre sur place. Je pris un cahier et un crayon, et je partis pour le théâtre Marigny en tremblant. Je nai jamais eu aussi peur de ma vie. Jarrivai dans la salle et je me retrouvai face à Edouard Baer, Leila Bekhti, Vincent Lacoste, Philippe Dusquene et dautres sur scène, en train de répéter. Je vis Christophe venir vers moi, mal à laise, qui me demanda de revenir dans une heure afin de lui laisser le temps den parler à Edouard Baer. Je sortis dehors respirer un grand coup, en essayant de prendre ça comme un jeu. Une heure après, je revins dans la salle et il me présenta à toute l’équipe en leur expliquant que j’étais là pour un stage. Je suis allée masseoir au fond de la salle pour suivre la fin des répétitions, à me demander ce que je faisais là, dans lun des plus grands théâtres de Paris, avec des gens très renommés !

    Au début, je me proposais comme assistante de production, à la suite de mes précédentes expériences. Petit à petit, on me donna de plus en plus de choses à faire, notamment faire répéter les textes aux comédiens, acheter du tissu au marché Saint-Pierre pour le décor, monter sur scène à la place dun comédien absent, corriger le texte, etc. Je dévorais ce que je voyais, et cest à ce moment-làque jai réalisé que je voulais devenir assistante à la mise en scène, et non à la production. Jaimais par dessus tout assister aux répétitions, et cest dans la mise en scène que je devais être.

    La première a eu lieu le 23 septembre 2012, mais il y avait encore des modifications quotidiennes. Lune des deux assistantes à la mise en scène a été appelée sur un autre projet, et on ma proposé de prendre sa place. Jai suivi ensuite leur tournée jusquen juin 2013.

    C’était de plus en plus clair dans ma tête, je voulais être assistante à la mise en scène, et jai donc joué sur mon réseau pour le faire savoir.

    Jai croisé, un jour, le comédien Maxime dAboville, qui a notamment eu un Molière pour « The Servant ». Il ma proposé d’être assistante à la mise en scène pour un biopic sur Charlie Chaplin, avec Daniel Colas comme metteur en scène. On était en septembre 2015. Entre-temps, javais fait une autre mission dassistante à la mise en scène pour le « Dîner de cons » et dautres missions en production. Jai alterné entre les deux pendant un petit moment, en participant aux festivals dAvignon chaque année. Jai également participé au festival « Mises en capsule », qui permet de réaliser des courtes mises en scène de trente minutes, ce qui est un très bon exercice quand on débute.

    Daniel Colas ma ensuite réembauchée deux fois. Cest comme ça que je me suis formée, en apprenant de tous les metteurs en scène que jai pu rencontrer.

    (photo : « Huis Clos » de Sartre, en Argentine)

    A quel moment ça a commencé à fonctionner ?

    En janvier 2016, mon compagnon, qui a grandit à Nantes, me mit en contact avec un ancien camarade de classe, Olivier Bourdeaut, qui lançait son premier livre. C’était « En attendant Bojangles ». On le lit, on fut séduit et le livre cartonna. 

    J’étais de plus en plus tentée de me lancer dans la mise en scène avec mon propre projet. Je ressentais lenvie dadapter le livre au théâtre, mais cela me paraissait impossible. Je contactai quand même Olivier Bourdeaut, qui me redirigea vers son éditrice. Cela dura quelques semaines, voire quelques mois, avant que je ne leur fasse une proposition. On était trois à s’être manifestés au même moment, et j’étais convaincue que je ne ferai pas le poids. Jai failli laisser tomber dix fois. Il a fallu que jarrive à me concentrer et à réaliser une note dintention, avec le plus de détails possibles. Au bout de plusieurs allers-retours, au mois de juillet, jai reçu une réponse positive !

    Ma proposition était assez artisanale, marquée par un lancement au festival dAvignon, avec 3 comédiens et pas énormément de moyens. On était tous des premiers, finalement : premier livre pour Olivier, premier succès pour la maison d’édition, première mise en scène pour moi. On se comprenait peut-être davantage.

    Jai passé plusieurs mois à écrire ladaptation, en restant très fidèle au livre, en mentourant de quelques relecteurs bienveillants. La lecture avec les 3 comédiens a eu lieu à Noël 2016, devant des producteurs, lauteur et ses éditeurs. Javais une grosse pression, mais la sensation de tenir un projet énorme.

    Lensemble a été validé par toutes les personnes concernées et lobjectif était de lancer la pièce au festival dAvignon en juillet 2017. J’étais enceinte à ce moment-là, avec un terme en juin, donc c’était délicat ! C’était très dur, tout en étant magique. Ça a été un carton, avec des retours dithyrambiques. On jouait tous les jours à la même heure, pendant 3 semaines, au théâtre de la Luna, qui contenait 150 places.

    Cela ma lancée comme metteuse en scène.

    La pièce a été jouée plus de 300 fois depuis, à Paris et en tournée. Elle a également été filmée pour France 5 et Olympia TV durant le confinement. Et je devrais créer le spectacle en Belgique la saison prochaine.

    Rebondir après cette expérience nest pas évident, mais jai aujourdhui plusieurs projets que je désire monter après la crise sanitaire : deux adaptations que jai écrites moi-même, lune dun magnifique film espagnol sur lamitié masculine, lautre dun récit bouleversant sur le pouvoir de la musique vivante sur les âmes. Par ailleurs on me propose régulièrement des textes à mettre en scène, et jespère que deux dentre eux verront le jour dans lavenir : un texte sur lenfance dEinstein et un autre sur lhistoire dun coup de foudre dans un restaurant. Je continue aussi les assistanats à la mise en scène, toujours intéressants et inspirants.

    J’ai également monté ma propre compagnie de théâtre, que nous dirigeons avec Grégori Baquet : la Compagnie Vive, implantée à Mont-de-Marsan.

     

    (photo : « En attendant Bojangles » » d’Olivier Bourdeaut, lors de la première à Avignon)

    Comment as-tu surpassé tes moments de doute ?

    Grâce à un entourage bienveillant, à une coach extraordinaire qui maide beaucoup, et à des lectures enrichissantes. Je pense notamment à un livre, Libérez votre créativité de Julia Cameron, dans lequel elle conseille par exemple d’écrire trois pages tous les matins avec tout ce qui nous passe par la tête, afin de libérer notre esprit et pouvoir être plus créatif.

     

    (photo : « En attendant Bojangles » » d’Olivier Bourdeaut)

    Quest-ce que tout ça exige de toi ?

    Je me suis mis beaucoup de challenge et fait violence en allant solliciter des gens. Mais jai compris que, si je gardais mes désirs pour moi, personne ne pouvait savoir et donc rien nallait se produire. Jai été contre nature, notamment avec la peur d’être rejetée en allant à la rencontre des autres. Je devais également combattre la sensation de ne pas être légitime, après mon arrivée très récente dans ce milieu, avec très peu dexpérience.

    (photo : « En attendant Bojangles » » d’Olivier Bourdeaut)

    Quelles sont les valeurs qui guident tes décisions ?

    Etre en accord avec soi-même, ne pas se mentir.

    Etre libre.

    La bienveillance, l’écoute, le travail.

     

    (photo : « En attendant Bojangles » » d’Olivier Bourdeaut)

    Quelles sont les leçons que tu retiens de ces dernières années?

    Je retiens que quand on ouvre des portes, il y a plein de possibilités, même si ce nest pas toujours ce quon attend exactement.

    Jai compris aussi que, quand on est à sa juste place, les choses sont plutôt faciles. Il y a des choses magiques quon nimagine pas tant quon na pas essayé !

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